Notes pour la recherche sur l’éducation en prison depuis une perspective latino-américaine
Hugo Rangel Torrijo
Membre associé de la Chaire UNESCO
Les dernières années ont connu une reconnaissance de l’éducation en prison dans le continent latino-américain. Les politiciens et fonctionnaires parlent plus du sujet et les académiciens abordent davantage la formation dans les centres pénitentiaires. Malheureusement, la crise profonde des centres de détention est grave et profonde. La surpopulation est un mal endémique, et les problèmes qu’elle cause aggravent les conditions déjà précaires dans les pénitenciers. Manque d’espaces, de matériel et même manque de biens pour vivre et survivre (parfois même de l’eau potable). De plus, les prisons sont l’épicentre d’une violence sociale accrue et persistante (les mutineries et les faits sanglants se multiplient). Un fait central souligné par nos recherches signale que les institutions carcérales montrent les conséquences de graves failles dans les systèmes de justice. L’entassement des détenus est généralisé (bien qu’à plusieurs degrés) et cela rend encore plus difficile l’offre de services de base, ainsi et surtout les éléments visant leur réhabilitation, notamment l’éducation. Dans ces conditions, il est compréhensible (mais inacceptable) que l’éducation soit négligée. Les prétextes ne manquent pas pour ne pas répondre au droit (pourtant inaliénable) à l’éducation des détenus. Plus que de ressources, on manque souvent de volonté politique pour faire valoir ce droit.
On souligne qu’une partie substantielle des détenus sont incarcérés de manière préventive. Ils sont donc en attente de procès ou de sentence. Cette situation maintient dans un limbe légal des centaines de milliers de détenus sur le continent, aggravant la surpopulation des centres pénitentiaires de la majorité des pays latino-américains[1]. Nous avions identifié que, dans plusieurs pays, la proportion des détenus préventifs atteint plus de la moitié de la population carcérale (2009). Malgré le fait que ce problème ait été identifié depuis longtemps par le milieu universitaire et les autorités, la tendance à l’incarcération préventive excessive et disproportionnée continue. La conséquence la plus grave de cette situation, c’est sans doute que ces détenus n’ont pas accès aux programmes éducatifs et même à du travail. Ainsi, bien que le droit à l’éducation soit reconnu par les gouvernements latino-américains, ce droit demeure dans les faits un privilège pour une minorité de détenus. Alors, il faut se demander si, sans programmes de réinsertion, comme c’est le cas pour une majorité de détenus, ceux-ci ont la possibilité de réussir à s’intégrer à la société lorsqu’ils sortent de prison. Comment construire des politiques et des programmes d’éducation à long terme au-delà de la dynamique bureaucratique et instable sans compter les intérêts personnels des fonctionnaires pénitentiaires? Voilà une question essentielle à se poser en ce qui a trait à ce continent.
La plupart des pays d’Amérique latine comptent certainement des plans ambitieux et de nombreuses initiatives. Cependant, les programmes mis en place sont limités. Une minorité de détenus participent effectivement aux activités et encore une minorité de prisons disposent de projets éducatifs solides et permanents. Beaucoup de ces projets, positifs et même innovateurs, sont menés par des professionnels enthousiastes. Malheureusement, plusieurs initiatives ne connaissent pas de suivi en raison principalement des changements administratifs et du continuel remplacement de fonctionnaires. Les programmes sont ainsi à la merci du pouvoir politique, autre que les limitations financières et matérielles.
En effet, on a remarqué un manque de continuité des programmes et des fonctionnaires. Les responsables des systèmes pénitentiaires sont souvent remplacés et au même moment, des incidents se produisent dans les centres carcéraux (cela arrive fréquemment). Pire encore, les fonctionnaires, même appartenant à un même gouvernement ou parti politique, changent de programmes, de stratégies et même de priorités. De cette façon, on constate l’absence de véritables politiques d’insertion et d’éducation. Évidemment, cette situation est fortement négative dans un processus de suivi de stratégies et cela empêche la réalisation d’évaluations qui permettent de constater l’évolution des programmes.
Ainsi, les problèmes associés au contexte latino-américain sont fort complexes et variés d’un pays à un autre, même d’une région à une autre et relèvent de sources diverses. Toutefois, les problèmes systémiques ainsi que les conséquences vécues quotidiennement par les détenus sont fort semblables. C’est pourquoi la coopération est de grande valeur pour mener des échanges et des réflexions qui peuvent contribuer à l’élaboration des politiques publiques pour les centres pénitentiaires. On a constaté que malgré le fait que des projets soient isolés dans un pays, ils trouvent de la force lorsque liés à l’international. Dans ce contexte, on effectue une recherche axée sur divers aspects des politiques publiques, avec un caractère international et comparatif.
Dans ce contexte, on peut souligner la coopération avec l’Europe. Des réseaux intergouvernementaux dans le cadre d’Eurosocial sont un exemple de cette coopération. Dans un premier temps, ce programme a visé la coopération de l’éducation en prison. J’ai effectué une première étude régionale (Mapa Regional) et des projets concrets ont été développés avec chaque pays à partir de leur propre initiative[2]. Dans un deuxième temps, (à partir de 2012), les actions ont visé l’insertion sociale. On a conduit un diagnostic et des priorités nationales ont été identifiées pour cibler des projets et thématiques. Ce deuxième volet adopte ainsi une vision intégrale et considère les programmes post-pénitentiaires. Ce type de coopération est certainement lent, complexe et parfois imperceptible pour l’opinion publique. Cependant, elle est essentielle pour assurer la continuité et sensibiliser aux principes-clés de l’insertion sociale. Elle vise les politiques publiques plutôt qu’une coopération d’assistance traditionnelle. La notion de cohésion sociale prend ainsi sa juste dimension dans un continent divisé par des fractures sociales d’inégalités et d’exclusions. La coopération Europe – Amérique latine a de grands potentiels de développement dans ce domaine complexe.
Le contexte latino-américain nous montre que les problèmes entourant l’éducation en prison sont intimement liés aux problèmes sociaux, de justice, de violence, de sécurité… Nous, les chercheurs, ne pouvons pas négliger ces facteurs, mais plutôt les considérer dans une vision interdisciplinaire. Certes, l’éducation en prison ne peut pas être diluée dans les innombrables problèmes de ce domaine, mais justement elle est au centre d’interventions pour les aborder et y trouver des éléments de solution. Il ne suffit plus de faire des inventaires, mais il faut aller plus loin et dresser des diagnostics des problèmes rencontrés, réviser les politiques et proposer des alternatives. Comme le signale le Cadre d’action de Belém (CONFINTEA VI, 2009), des évaluations critiques des progrès accomplis sont nécessaires; ceci s’avère en effet indispensable pour dépasser les rapports officiels complaisants.
Logiquement, les décideurs des pays latino-américains (et ailleurs) sont plus réceptifs aux programmes éducatifs quand on les présente dans une perspective de réponse à la crise carcérale. On peut constater, comme on l’a vu à la conférence ICPA 2012 à Mexico, que les grandes compagnies de gestion et de technologie en sécurité se présentent comme la solution idéale aux problèmes des prisons latino-américaines[3]. De plus, les politiciens de la région semblent attirés par ces stratégies à court terme et faciles d’application en apparence. Pourtant, ces solutions sont plus onéreuses qu’elles le prétendent et sont loin de la problématique latino-américaine. De son côté, l’opinion publique (sous la pression du discours populiste) demande plus de punitions et plus de fermeté dans les prisons (perçues comme les boucs émissaires de la violence). Ainsi, l’option éducative reste marginale, bien qu’elle constitue une alternative viable et légitime. Cela montre qu’il faut mener une « résistance » basée sur l’éducation et les valeurs humanistes d’insertion. Nelson Mandela écrivait que la prison est en soi une éducation et qu’elle demande de la patience et de la persévérance[4]. Elle est avant tout une preuve d’engagement personnel, disait-il. Voilà que cette résistance est vécue même par les détenus rêvant de liberté.
Freire avait souligné avec passion cette dimension politique de l’éducation des adultes dans le continent latino-américain. Considérer cette dimension est toute à fait pertinent dans le contexte de crise actuelle et en particulier celle des prisons. Justement un des objectifs de CONFINTEA VI fut de « renouveler la volonté et l’engagement politiques et élaborer des instruments de concrétisation, afin de passer du discours à l’action ». Ainsi, l’engagement politique est un levier pour mener des projets concrets. Assumer ce défi fait partie des politiques publiques nécessaires dans la région et portées par l’UNESCO, à savoir, une éducation pour tous et une éducation pour la paix et la tolérance dans un continent touché par des violences et où on constate de l’intolérance à l’égard des détenus. Dans ce contexte, la notion d’éducation tout au long de la vie est incontournable pour parler d’insertion sociale des détenus et des personnes libérées. L’éducation en prison humanise autant les prisons que la société dans son ensemble. Cela est particulièrement vrai et pertinent à l’heure actuelle en Amérique latine.
Notes
[2] Rangel, H. (2009) Mapa latinoamericano de educación en prisiones. Eurosocial.
[3] Réunion annuelle de l’International Corrections and Prisons Association (ICPA), Mexico, 2012.
[4] Mandela, N. (1995) Long Walk to Freedom. Little Brown and Company.