Une entrevue exclusive avec Daniel Baril, directeur de l’institut de coopération pour l’éducation des adultes.

AMÉRIQUE DU NORD, CANADA, QUÉBEC, NOVEMBRE 2017.

Daniel Baril, directeur de l’Institut de coopération pour l’éducation des adultes (ICEA), a pu participer au bilan de mi-parcours de la sixième « Conférence internationale sur l’éducation des adultes » (CONFINTEA VI) qui s’est déroulée du 25 au 27 octobre 2017, à Suwon en République de Corée. M. Baril a accepté de nous rencontrer pour nous expliquer les enjeux qui ont été abordés lors de cette conférence et nous expose par le fait même les défis auxquels fait face l’éducation des adultes tant au Québec qu’au Canada.    

Depuis votre entrée en fonction, en 2015, à titre de directeur général de l’ICEA, quelles ont été les principales réalisations de l’Institut ?

En fait, je suis entré en fonction l’année qui a suivi une réduction du 2/3 de notre financement public. À ce moment-là, j’étais analyste au niveau des politiques depuis près d’une quinzaine d’années et j’ai été promu par le conseil exécutif au titre de directeur parce que je connaissais bien les thématiques, les enjeux et les partenaires avec qui l’on faisait affaire. Avant les coupures, nous étions douze à travailler à l’Institut et maintenant nous ne sommes que trois. Ma mission, lorsque je suis arrivé en fonction en 2015, était de réorganiser l’Institut, c’est-à-dire revoir ses objectifs et sa mission avec des ressources réduites. Nous avons finalement choisi de nous concentrer sur le volet recherche afin de ne pas trop nous éparpiller. Cela fait donc près d’un an que nous publions des rapports d’analyse de politiques publiques en matière d’éducation aux adultes. Même si on demeure une petite équipe de trois personnes, on réussit à tirer notre épingle du jeu!  

 À quels enjeux vos dernières publications se sont-elles intéressées? 

Présentement, trois thèmes orientent nos projets de recherche.

– Le financement de l’éducation des adultes

– Les populations à risque

– Le suivi des politiques publiques  

Pour commencer, on avait constaté que les politiques d’austérité nous avaient affectés lourdement et en discutant avec d’autres partenaires, on a aussi constaté qu’on n’était pas les seuls à subir les compressions, que, finalement, l’effet des coupures était dramatique pour l’ensemble des organisations. C’est ainsi que l’année dernière, nous avons mené une consultation auprès d’une centaine d’organismes pour voir qui avait été coupé, l’ampleur de ces coupures et connaître quelles décisions les organismes avaient prises face à ces pertes. On s’est donc intéressé aux impacts des coupures au niveau du financement.

On cherche aussi de plus en plus à documenter les populations que l’on considère les plus à risque, et les plus marginalisées de nos sociétés. Nos sociétés sont de plus en plus exigeantes au niveau des compétences et des connaissances nécessaires à avoir, dans toutes les sphères de la vie — que ce soit au niveau professionnel, citoyen ou personnel — et l’on remarque que c’est quand même près du tiers des adultes au Québec qui se voient être sous-qualifiés en ce moment.

Finalement, on s’intéresse au suivi des politiques au niveau québécois, mais aussi des politiques internationales en éducation des adultes.

À la fin octobre 2017, vous participiez à une conférence de bilan à mi-parcours de CONFINTEA VI. Quelles sont les principales conclusions de cette conférence et quels constats dressez-vous de la situation de l’éducation des adultes, au terme de cette conférence ?

 Il y a plusieurs déclarations en éducation des adultes à l’UNESCO, entre autres celle de CONFINTEA, mais il y a aussi l’Objectif de développement durable # 4 qui porte sur l’éducation. Lors du bilan de mi-parcours, on a tenté de voir comment il était possible d’intégrer tous les documents et toutes les déclarations internationales pour éviter de faire des suivis en parallèle de manière cloisonnée, et ce, tout en améliorant par le fait même l’efficacité du « monitoring » par l’UNESCO.

Un autre résultat important est la déclaration finale qui a appelé à la tenue d’une septième conférence internationale sur l’éducation des adultes en 2021. C’est important parce que ces conférences sont souvent remises en question et déjà là on sait qu’il y en aura une. C’est important pour le secteur parce que ce sont des conférences qui sont pour l’éducation des adultes, sur l’éducation des adultes, par des acteurs de l’éducation des adultes, donc on ne noie pas l’éducation des adultes dans toutes sortes de considérations en éducation qui sont généralement centrées sur les jeunes.

Les retombées au Canada sont aussi intéressantes parce qu’en prévision de la conférence, il y a des échanges qui se font entre des acteurs de la société civile, le conseil des ministres de l’Éducation, le Gouvernement fédéral et la Commission canadienne de l’UNESCO, donc ça permet de remettre les engagements internationaux du Canada en éducation des adultes sur la table de travail pour tous ces acteurs-là. Le rôle d’un organisme de la société civile, comme le nôtre, est de s’assurer que ce qui ressort ne soit pas uniquement un dépliant promotionnel de l’État canadien qui fait office de rapport, mais une lecture juste de ce qui se passe, des avancées et réalisations aussi bien que des points qui stagnent et non réalisés afin que l’on ait un portrait concret de la situation plutôt qu’une quelconque publicité de ce qui va bien.

Nous avons aussi constaté que, depuis le début, il y a un sous-financement de l’éducation aux adultes et il s’avère nécessaire de financer les projets d’alphabétisation dans les pays du Sud. Nous avons rappelé que, concernant la gouvernance, la société civile est rarement interpellée dans plusieurs pays au niveau de l’élaboration des politiques en éducation et que, même si au Canada, nous avons un partenariat qui semble bien fonctionner dans les faits, parce que nous invitons la société civile à s’exprimer, nous ne l’écoutons pas nécessairement non plus.

Au cours de la dernière année, d’importants changements sont survenus à la Commission canadienne de l’UNESCO. À titre de membre de la Commission sectorielle Éducation, pourriez-vous nous résumer ces changements ?

En 2015-2016, la Commission canadienne de l’UNESCO a été un peu en dormance vu qu’il y a eu beaucoup de changement au niveau du personnel. À l’automne 2016, la Commission a relancé ses travaux avec un nouveau secrétaire général, de nouveaux chargés de programmes, notamment dans le domaine de l’éducation, et a fait un appel aux membres de ses commissions sectorielles pour leur annoncer que l’un des changements importants allait être la réduction du nombre de personnes siégeant à des commissions sectorielles. Nous sommes donc passés de 30 à 10 organisations. En ce qui concerne l’ICEA, selon des constatations faites depuis une quinzaine d’années, il n’existe plus de lieu intersectoriel en éducation des adultes au Canada où tout le spectre de l’éducation des adultes pouvait se retrouver, il fut proposé de créer un groupe de travail sur l’éducation des adultes à l’échelle canadienne, qui serait sous la responsabilité de la Commission canadienne de l’UNESCO. La Commission canadienne a accepté notre projet. Nous avons donc été renouvelés sur le comité sectoriel et avons créé le groupe de travail sur l’éducation des adultes, qui réunit des acteurs de la recherche, de la société civile et du gouvernement fédéral. Il y a donc énormément de potentiel pour la suite des choses. Il s’agit d’un développement majeur, embryonnaire, mais qui prendra son erre d’aller jusqu’en 2018, moment auquel l’effet de ce regroupement devrait pouvoir être ressenti.

Pourriez-vous nous informer d’événements à venir en éducation au Québec et au Canada, dans les mois à venir ?

En septembre 2018 sera tenu un forum sur l’avenir de l’éducation des adultes. Un site web sera prochainement en ligne sur l’histoire de l’éducation des adultes au Québec et dans la francophonie canadienne, présentant aussi la programmation des événements à venir. Depuis septembre dernier, nous recueillons des artéfacts de l’histoire de l’éducation des adultes. En septembre 2018, le tout se conclura avec un forum qui prendra acte des développements du passé, et qui se tournera vers le futur. En 2018, les coupures du gouvernement fédéral, dans les réseaux en alphabétisation, sont inquiétantes. En fait, non pas des coupures, mais plutôt l’abolition du financement fédéral qui était dédiée à des réseaux en alphabétisation à l’échelle canadienne. Deux organisations ont déjà fermé leur porte, et dans les Maritimes des regroupements provinciaux ont signalé qu’ils sont à quelques mois d’en faire tout autant. Ce n’est donc pas un événement qui va se passer à une date précise, mais 2018 va être marquée par l’impact dramatique des coupures qui mènent à la fermeture d’organismes.

En tant que directeur de l’ICEA, quels sont vos objectifs, qu’aimeriez-vous voir se développer dans les prochaines années?

 Ce qui me passionne, l’éducation des adultes, oui c’est social, c’est politique, mais il y a aussi un droit international et national à l’éducation des adultes qui m’intéresse profondément. Il y a des lois pour l’éducation des adultes, elles existent. J’aimerais bien qu’un jour il y ait une jurisprudence, c’est-àdire une poursuite sur la base du droit international ou constitutionnel afin de forcer la prise en compte de l’éducation des adultes et la protection des lois existantes qui touchent à l’éducation des adultes, bref de dire aux gouvernements que ce n’est pas suffisant de clamer le slogan de l’apprentissage tout au long de la vie. Ce sont vraiment des obligations légales auxquelles les gouvernements doivent répondre. Dans nos sociétés, au lieu de faire des connaissances et des compétences, des instruments du développement des personnes, de l’épanouissement et de la mobilisation du talent et du potentiel tout le monde, on est en train de faire des compétences et des connaissances un facteur de discrimination systémique. Si les gens n’ont pas la compétence de lire, ils n’auront pas d’emploi, ils vont être exclus de la société et même les gens qui ont des connaissances et des compétences, s’ils n’ont pas les bonnes connaissances et les bonnes compétences, ils n’auront pas d’emploi. C’est ce qu’on voit actuellement dans le débat sur l’inadéquation entre la formation et l’emploi. Ce que j’aimerais, ce serait de confronter les gouvernements avec le fait que, oui, il y a toutes sortes de discriminations systémiques dans notre société, mais qu’il y en a aussi une nouvelle et elle est basée sur les connaissances et les compétences. Au lieu d’insuffler une culture de l’apprentissage dans nos sociétés, on est en train de faire une culture de l’oppression, sur la base de ce qu’on sait ou de ce que l’on ne sait pas. Et ça, c’est un thème que l’on voit peu, mais que l’on a officiellement mis dans les documents de l’ICEA. J’aimerais réussir à faire connaître cet angle d’analyse parce qu’en ce moment, le message que les gouvernements envoient c’est : « Tu ne peux pas avoir cet emploi parce que tu ne sais pas ce qu’il faut savoir et malheureusement, nous ne pouvons vous offrir d’aide, faites du mieux que vous pouvez, désolé ». Les gens se retrouvent coincés, car ils n’ont pas les ressources pour s’élever. L’éducation aux adultes est en quelque sorte l’enfant pauvre de nos systèmes d’éducation. Oui au Québec, il y a présentement une rhétorique favorable à l’éducation des adultes, tout le monde parle de l’apprentissage au long de la vie, mais il faut être capable de passer au travers la rhétorique et d’aller voir concrètement, s’il y a des services qui sont offerts. Ce qui est vraiment dramatique, c’est qu’on réduit l’éducation des adultes à l’alphabétisation, à la formation liée à l’emploi… et après on s’étonne qu’il y ait autant de problèmes de société. On s’inquiète sur le racisme, la xénophobie, mais on refuse de financer comme il se doit l’éducation interculturelle des adultes. On va s’étonner que les gens aient du mal à gérer leurs finances personnelles, mais on ne veut pas comprendre qu’il y a un enjeu d’éducation aux finances personnelles derrière. Actuellement, il y a une vision très limitée de l’éducation et nous sommes en train de rater le bateau de l’apprentissage au 21e siècle. En fait, je pourrais vous citer beaucoup d’enjeux sociaux qui, lorsqu’on gratte un petit peu, ont comme cause l’insuffisance des connaissances et des compétences des gens dans une panoplie de sujets. Il est plus que nécessaire d’attaquer le problème à la source et d’éduquer notre population adulte, car en ce moment, il est faux de croire que nous sommes réellement dans une société du savoir. Par exemple, au Québec il y a 50% de la population adulte qui a un diplôme postsecondaire, mais il y a aussi 30% des gens qui ont un diplôme d’études secondaires ou moins. D’un côté, nous avons la moitié de la population qui est très scolarisée et autonome, et de l’autre côté, le tiers qui est en marge de la société du savoir et de l’ère numérique. C’est désastreux de dire qu’il y a une personne sur trois qui vit en marge de la société et qui la regarde passer, comme un train de la société numérique et du savoir, et qui n’a même pas la capacité de sauter sur un wagon, parce qu’un tiers de la population québécoise n’arrive pas à courir à la même vitesse que le train.